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Jane Austen et l'esclavage !

Dernière mise à jour : 25 juil.

Il est de bon ton, dans certains salons, ou leurs équivalents numériques d’aujourd’hui, de considérer Jane Austen comme l’ancêtre de la chick lit : une plume charmante, experte en balades champêtres, dialogues piquants et intrigues matrimoniales. Orgueil et Préjugés, Emma, Raison et Sentiments, Lady Susan…Voilà des titres qui évoquent des robes à taille haute, des bals aux danses parfaitement orchestrées, et des mariages de raison, ou de passion, selon qu’on ait tiré le bon numéro… ou le mauvais.

Mais que dirait-on si, entre deux tasses de thé, on posait cette question saugrenue : Jane Austen parlait-elle de l’esclavage dans ses romans ?


Couverture du roman Mansfield Park de Jane Austen, paru en 1814
Mansfield Park (1814), roman de Jane Austen

Sous les jupons, les contradictions d’un empire

Nous sommes en Angleterre, début XIXe. L’empire britannique est florissant, ses plantations sucrières dans les Caraïbes tournent à plein régime, et la haute société vit de rentes venues d’ailleurs, souvent d’un ailleurs que l’on préfère ne pas trop nommer. Dans ce contexte, Jane Austen, fille de pasteur et fine observatrice des mœurs de son temps, écrit des romans où l’économie morale est aussi tendue qu’un corset bien lacé.


Dans Mansfield Park (1814), l’un de ses romans les plus sérieux, et les plus sous-estimés, la question coloniale surgit… à demi-mot. Sir Thomas Bertram, le patriarche rigide du domaine éponyme, possède des terres à Antigua, dans les Antilles. Il s’y rend souvent, longuement, laissant la maisonnée à ses enfants trop gâtés. Lorsqu’il revient, personne ne s’interroge trop sur ce qu’il a vu ou fait là-bas. Personne, sauf Fanny Price, l’héroïne pauvre et discrète, qui ose glisser une phrase :

« Ne m’as-tu pas entendue lui poser une question sur le commerce des esclaves hier soir ? »

On ne saura jamais ce que Sir Thomas a répondu. Le sujet tombe. Circulez, il n’y a rien à voir. Rideau.


Un silence éloquent

Ce silence, justement, est fascinant. Car dans un roman où tout est affaire de regard, d’écoute, de sous-entendus, ce non-dit n’est pas un oubli : c’est un trou de mémoire volontaire. Austen, en bonne autrice de l’époque, sait parfaitement ce dont elle ne parle pas, et ce qu’elle laisse affleurer sous la surface. Ce n’est pas un pamphlet abolitionniste, certes, d’autres s’en sont chargés plus directement à l’époque, mais un roman qui, subtilement, fait sentir que la prospérité des Bertram n’est pas sans taches.


Est-ce une singularité chez Austen ? Pas tout à fait. L’esclavage est à peine mentionné dans le reste de son œuvre, mais son frère Frank Austen était membre actif de la Royal Navy – celle-là même qui, après avoir protégé les navires négriers, participera à l’interdiction du commerce d’esclaves. Jane Austen elle-même lit, écrit, observe. Elle n’est pas une révolutionnaire à la Olaudah Equiano, cet ancien esclave affranchi, devenu auteur abolitionniste, mais elle n’est pas naïve non plus.


Affiche du film Mansfield Park de Patricia Rozema, réalisé en 1999
Mansfield Park (1999), film de Patricia Rozema

Une relecture radicale : Mansfield Park à l’écran 

Avançons de deux siècles. En 1999, la cinéaste Patricia Rozema adapte Mansfield Park pour le grand écran. Et là, plus question de demi-teinte : l’esclavage surgit comme un spectre central. Fanny devient une écrivaine critique, presque une voix contemporaine, et Sir Thomas, un homme hanté par ses responsabilités coloniales.


Rozema insère dans le récit des dessins de corps noirs suppliciés, des carnets rapportés des plantations qui témoignent des horreurs du système esclavagiste. Mais elle va plus loin : Tom Bertram, le fils aîné, frivole et inconséquent dans le roman, devient un jeune homme brisé par ce qu’il a vu à Antigua. Son mutisme, ses excès, ses croquis macabres disent tout ce que la bienséance interdit de formuler.


Là où le roman suggère, le film confronte. Et ce n’est pas un hasard : à l’ère postcoloniale, les œuvres classiques sont relues, retournées, réécrites, pour faire remonter à la surface ce qu’elles taisaient. Fanny devient une figure critique, presque militante, là où Austen distillait prudemment son propos, sous un paravent de bienséance. 


Le fait que Sir Thomas tire sa fortune des colonies n’est pas un simple détail de contexte : c’est le nœud trouble du récit. Ce n’est pas un hasard si Mansfield Park, ce havre de tradition, commence à vaciller quand les jeunes générations transgressent, s’égarent, ou cherchent à fuir. 


Ce roman devient alors une réflexion sur la conscience : sur ce que l’on accepte de voir, sur ce que l’on préfère taire, et sur les conforts que l’on protège au prix d’un oubli volontaire.


Une œuvre à relire aujourd’hui 

Relire Mansfield Park, c’est découvrir que sous la dentelle, le fil est tendu. Le silence sur l’esclavage n’est pas un oubli, mais une stratégie. L’effacement de Fanny ? Une forme de résistance discrète. Jane Austen, loin d’être une autrice inoffensive pour salons feutrés, observe son époque avec un scalpel glissé dans un gant de soie.


Oui, elle parlait d’esclavage, à sa manière : par l’ironie, par l’absence, par le silence chargé. Encore faut-il savoir l’entendre.


Et ce silence résonne étrangement aujourd’hui. Là où Austen laissait entrevoir des vies sacrifiées pour le confort de quelques-uns, nos sociétés perpétuent les mêmes logiques d’exploitation, sous d’autres formes, sous d'autres latitudes.


Deux siècles ont passé, mais le mécanisme du déni, lui, est resté parfaitement intact.

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